Article n° 2 : le temps, l'entreprise et la métaphore dans notre
culture
(suite du 1er septembre 2015)
« Quand on vit grâce aux métaphores « le travail est une ressource »
et « le temps est une ressource », comme c'est le cas dans notre culture,
on tend à ne pas les percevoir comme des métaphores » (Lakoff et Johnson)
Le Temps, élément fondamental dans nos vies, est l'un des principaux acteurs de l'entreprise.
L'historien anglais Edward P. Thompson, dans son oeuvre « Temps, travail et capitalisme industriel », montre le lien étroit entre temps et travail dans le processus d'industrialisation de nos sociétés.
Nous avons tous en mémoire l'Organisation Scientifique du Travail aux Etats-Unis à la fin du XIXe/début du XXe siècle et sa division horizontale (parcellisation et spécialisation des tâches) ou « travail à la chaîne », prônée entre autre par F.W. Taylor.
« Mon système se fonde sur l'étude scrupuleuse et scientifique des temps, qui est de loin l'élément le plus important de l'organisation scientifique du travail » (Taylor, 1907).
L'objectif de cette « discipline temporelle du travail » étant d'augmenter la productivité, le « temps-horloge » (premier outil de gestion, bien avant les logiciels spécialisés) se devait d'être contrôlé, exploité, mesuré.
« La révolution industrielle est ainsi corrélative d'une nouvelle conception du temps dans laquelle celui-ci doit être maîtrisé, exploité. De l'organisation du travail à la planification des loisirs, de l'exploitation de l'espace à la conception du quotidien, ce sont toutes les structures de la société capitaliste moderne qui naissent des rouages du temps mesuré ».
Le courant du XXe siècle a ensuite vu l'apparition d'autres théories des organisations : « le mouvement des relations humaines », « les théories de la contingence », « les théories constructivistes ».
« La conception de l'organisation au XXe siècle a évolué d'un système fermé, rationnel, relativement prévisible vers une approche plus contingente et constructiviste dans laquelle il faut évoluer à travers un environnement complexe et incertain qui influe sur l'organisation du travail ».
Les années passent... Le Temps demeure central dans les activités liées au travail. Sa bonne gestion est devenue fondamentale pour gagner en productivité et en efficacité afin de faire face aux nouveaux enjeux économiques et à la complexité de l'environnement.
Pour optimiser leurs ressources humaines, incluant le facteur « temps », les entreprises ont à leur disposition pléthore de logiciels spécifiques, sites internet, articles, conférences, formations, etc.
Qu'en est-il de la métaphore ?
« Dans l'entreprise, ainsi que dans la société en général, le temps est de plus
en plus assimilé à une ressource rare, dont l'utilisation a un coût élevé»
Giovanni Gasparini
Lakoff et Johnson, dans leur ouvrage « les métaphores dans la vie quotidienne », démontrent la nature métaphorique des concepts qui structurent nos activités. Il y est notamment question des métaphores structurales (cf définition dans ma publication du 30 juin) relatives au temps et au travail : « le travail est une ressource », « le temps, c'est de l'argent », « le temps est une ressource » (plutôt limitée), « le temps est une marchandise » (précieuse).
Cette façon de concevoir le temps et le travail est spécifique à notre culture (certaines cultures ont un rapport au temps différent du notre). « Ces pratiques sont relativement nouvelles dans l'histoire de la race humaine (…). Elles sont apparues dans les sociétés modernes industrialisées et elles structurent très profondément nos activités quotidiennes fondamentales ».
Par curiosité, voyons comment se constituent ces métaphores...
Les métaphores « le temps est une ressource » et « le travail est une ressource »
Ces métaphores « sont culturellement fondées sur notre expérience des ressources matérielles, c'est à dire essentiellement des matières premières et des sources d'énergie »
Les caractéristiques de « la ressource » (domaine source) sont ici appliquées au temps et au travail (domaine cible).
Qu'est-ce qu'une ressource matérielle ? : « un type de substance, peut être quantifiée assez précisément, peut recevoir une valeur par unité, concourt à un but donné, s'épuise progressivement à mesure qu'elle est consommée ».
Les deux métaphores structurales « le temps est une ressource » et « le travail est une ressource » font appel à la métaphore ontologique « de substance » (cf définition dans ma publication du 30 juin) : « l'activité est une substance » et « le temps est une substance ».
Ce qui permet de « quantifier le travail et le temps, c'est-à-dire de les mesurer, de concevoir qu'ils « s'épuisent » progressivement et de leur attribuer des valeurs monétaires ; elles permettent aussi de percevoir le temps et le travail comme des choses qui peuvent être «utilisées » à des fins variées ».
Les métaphores « le temps c'est de l'argent », « le temps est une ressource limitée », « le temps est une marchandise précieuse »
« Que l’on en soit conscient ou pas, il y a lieu de supposer que time et money
sont intimement liés dans l’esprit de tout locuteur anglophone.
Cette métaphore représente bien plus qu’un simple effet de style littéraire ;
ce sont les concepts qui sont liés, pas seulement les mots »
Alex Boulton
Benjamin Franklin considérait le temps comme une marchandise en l'assimilant à de l'argent « souviens-toi que le temps c'est de l'argent » disait-il. Ce que Thompson appelle « l'équation terme à terme entre temps et argent ».
Dans notre culture, le temps est une marchandise qui a de la valeur, une ressource limitée en quantité. Il est souvent question de salaire horaire, budget annuel, etc.
« Du fait que nous agissons comme si le temps était une denrée précieuse et une ressource limitée, comme si même c'était de l'argent, nous concevons le temps de cette manière. Ainsi, nous comprenons et vivons le temps comme quelque chose qui peut être dépensé, perdu, calculé, bien ou mal investi, épargné ou gaspillé ».
C'est la raison pour laquelle nous retrouvons les expressions suivantes dans notre langage habituel personnel et professionnel :
« tu me fais perdre mon temps », « comment gérez-vous votre budget temps ? », « réparer ce pneu crevé m'a coûté une heure », « je n'ai pas de temps à perdre », « tu dois économiser ton temps », « son temps ne lui appartient plus », « cela vaut-il la peine que tu y consacres du temps ? », « je vais gagner du temps », etc.
Ces trois métaphores forment un système cohérent dans la culture occidentale moderne.
Néanmoins, considérer le travail de cette façon (c'est à dire en ne prenant pas en compte celui qui l'effectue, ainsi que la signification et le sens qu'il lui donne) masque et déprécie d'autres conceptions possibles : l'idée que le travail peut être un jeu et qu'il peut être porteur de sens.
Thompson rappelle que « toute croissance économique s'accompagne toujours d'une profonde transformation culturelle ».
C'est certainement la raison pour laquelle de plus en plus d'acteurs de l'entreprise recherchent l'équilibre entre leurs temps de vie professionnelle, personnelle et associative.
Une enquête Viavoice parue dans l'Express le 2 juin 2015, montre que 71% des salariés (90 % pour ceux qui passent beaucoup de temps dans les transports) disent manquer de temps pour parvenir à concilier tous les aspects de leur vie : travail, transport, tâches ménagères, famille, amis, loisirs.
Sachant qu'un meilleur équilibre participe d'un meilleur moral des individus et des bons résultats d'une entreprise, certains proposent une autre conception du rapport temps/travail : souplesse des horaires, prise en compte des contraintes familiales, télétravail, etc.
En conclusion...
Si l'on part du principe que « notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique », et puisque la première richesse de l'entreprise est l'ensemble des hommes et des femmes qui y travaillent, il appartient à chacun (et notamment aux leaders) de créer une ou des métaphores nouvelles qui seront porteuses de « richesse », d'épanouissement et de sens pour l'entreprise et ses acteurs... des métaphores holistiques tenant compte de la globalité de l'individu, c'est à dire « de ses dimensions physique, mentale, émotionnelle, familiale, sociale, culturelle, spirituelle » ou transpersonnelle.
A suivre...
Anne Hodique
12 septembre 2015
PS Anecdote : alors que j'écrivais cet article sur « le temps » (qui m'a pris un certain temps ;-) ), j'ai fait une fausse manip informatique (laquelle ?). Mon article s'est transformé en une longue série de caractères indéchiffrables... Impossible à récupérer !!!
Passé le moment de grande déception (je vous laisse imaginer la scène...;-) ), j'ai donc réécrit l'ensemble. Ce qui m'a encore pris un temps certain ;-)
De plus, j'attendais un appel qui n'arrivait pas et qui bloquait l'avancement d'un autre projet professionnel.
Ces deux événements contigüs m'ont rappelé, chacun à leur manière, l'importance du temps dans ma vie... et de la respiration ;-) .
Ah ce temps... ce temps...
SOURCES
Geroge Lakoff et Mark
Johnson « les métaphores dans la vie quotidienne » - Les Editions de Minuit - 1980
Patrick Amar et Pierre Engel « Le coaching » - Editions PUF - 2015
http://asp.revues.org/2588?lang=en
http://www.fr.adp.com/assets/vfs/Family-25/docs/La-gestion-des-ressources-humaines-pour-les-PME.pdf
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_de_temps
http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=63&idMot=63
Jean-François Chanlat « L'individu dans l'organisation : les dimensions oubliées » - Les Presses de l'Université - 2007
http://www.psychologies.com/Dico-Psycho/Holistique
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Norbert Macia (mercredi, 16 septembre 2015 21:23)
Merci pour cet article Anne que je vais de ce pas prendre le temps de partager sur Réseau Coaching.
Bien amicalement